
"Toi, il faut pas qu'on te lâche, parce qu'avec lui tu vas douiller, ma pauvre", m'avait dit une amie. Je n'ai pas compris (ou pas voulu comprendre) ce qu'elle voulait dire. C'était l'homme idéal, du moins il faisait tout pour le faire croire. Il a très vite fait en sorte que notre relation soit fusionnelle : il m'appelait au moins 5 fois par jour, débarquait chez moi à l'improviste, m'invitait à passer des semaines entières chez lui. Je me sentais aimée, pleine d'attentions, séduisante et intéressante aussi, après une relation de plusieurs années tombée dans la routine.
Je ne sais pas exactement ce qui aurait dû être un élément déclencheur : le fait qu'il commence à critiquer le physique de certaines femmes à la télé, à la morphologie identique à la mienne ? Le fait que, en commandant deux pizzas pour le dîner, il sélectionne sans m'en parler une autre garniture pour moi, parce que celle que j'avais choisi "n'était pas bonne" pour moi ? Le fait qu'il me fasse une leçon de morale parce que j'osais lui dire "non" quand il me demandait de lui rendre service, parce que je considère qu'au bout de deux semaines de relation tu peux encore aller faire tes courses chez Franprix toi-même ? Je suis restée, pourtant, et tout n'a fait qu'empirer au fil du temps. Peut-être parce que je croyais (et que je crois toujours) qu'une relation comprend des concessions, des efforts. Je n'ai compris que bien plus tard qu'il était un manipulateur, sans empathie aucune envers moi dans les pires moments. Les efforts, je les faisais de mon côté. Ou j'étais libre de partir, la porte étant grand ouverte.
De ces 6 mois passés ensemble, les débuts idylliques ont une place minime. La suite n'a été qu'un enchainement de reproches, de vexations, de litres de larmes versés de mon côté. Et de compliments de sa part après la tempête, de moments tendres même, de cadeaux, de petits plats cuisinés avec amour, comme si toutes les saloperies qu'il m'avait balancées la veille n'avaient jamais été prononcées. Les quelques fois où il m'a parlé de ses ex auraient dû me mettre la puce à l'oreille : l'une avait disparu de la circulation sur leur lieu de vacances, une semaine seulement après leur arrivée ; l'autre était repartie du jour au lendemain vivre chez sa famille dans le sud de la France, laissant dans l'appartement son maquillage et même la voiture. Il se donnait toujours le beau rôle bien sûr, celui du mec meurtri, qui en avait vu de toutes les couleurs à cause de ces filles hystériques. Le problème, c'est que j'en suis moi-même devenue une, de ces filles hystériques. Parce qu'il faisait tout pour. Parce que ça lui permettait ensuite de se plaindre encore plus de moi, de me rabaisser, de se mettre en position de victime. En 6 mois, j'en ai bavé et j'ai beaucoup inquiété mes proches, qui me voyait fatiguée, déprimée, presque enragée. Toute la haine et la colère que j'avais pour lui explosaient sur ma famille, parce qu'au bout d'un moment j'avais laissé tomber et n'osais plus me défendre quand il me blessait, toujours verbalement. Il n'a jamais posé la main sur moi, tout simplement parce qu'il était trop lâche pour en assumer les conséquences : en cas de traces physiques, son image d'homme parfait aurait bien sûr été ébranlée.
Le plus souvent, j'avais droit à des leçons de morale fleuves, durant lesquelles je ne pouvais pas en placer une. Il m'expliquait en long et en large pourquoi j'avais tort, pourquoi j'agissais mal, pourquoi je l'avais profondément blessé. Au hasard : parce que je préférais rentrer par mes propres moyens de l'aéroport plutôt que de le faire venir me chercher à une heure très tardive. Il était mon père et moi sa fille rebelle, pas sage, à qui il fallait remonter les bretelles.
J'avais droit à des remarques sur mon poids, qui me complexait à cause de quelques kilos en trop. C'est le jeu des pervers narcissiques : ils retiennent vos peurs pour mieux vous les renvoyer au visage ensuite. "Tu devrais faire du sport", "Pfff, tu ne fais jamais de sport", "Tu pourrais perdre un peu de l'arrière des cuisses", "Mes anciennes copines n'étaient pas aussi grosses que toi", "L'équitation c'est pas un sport". J'en faisais pourtant, du sport, et beaucoup trop par semaine selon un professionnel que j'ai rencontré ensuite. Et cette mauvaise foi était d'autant plus insupportable que c'était lui, mon copain, qui me coachait en salle plusieurs fois par semaine. Il insistait aussi pour que j'arrête l'équitation, qui selon lui n'était pas une bonne activité pour moi. Je n'ai pas cédé, je me suis découvert cette passion à l'âge de 8 ans. J'ai eu droit à des remarques cinglantes, dès que j'avais quelques courbatures.
De la culpabilisation aussi, dès qu'une chouette sortie s'annonçait avec des collègues ou mes amis, sans lui ("Je suis malade, je ne me sens pas bien mais vas-y quand même..."), et qui me poussait à annuler les plans prévus. Avant de me le reprocher quelques heures plus tard ("Je ne t'ai jamais dit de rester avec moi, je suis malade, tu me déranges"), à une heure où il m'était impossible de prendre le métro toute seule ou avant un rendez-vous très important pour moi. J'en ai foiré un entretien chez une grande chaîne de télévision, les yeux rougis et la mine cadavéreuse.
Des remarques sur mes études et mon emploi du temps, moi qui "ne foutais rien de la journée" tandis que lui travaillait "pour nous deux", chose que jamais je n'ai souhaitée ni même envisagée. Des critiques sur mon futur travail de journaliste aussi, boulot de spécialiste de la manipulation, domaine dans lequel j'exerçais apparemment dans la vie privée. Je préparais à ce moment-là mon concours d'entrée en master 2 de journalisme culturel, j'avais un mémoire de recherche à terminer et des partiels à réussir. Je n'ai pas eu le droit à des félicitations quand tous ces résultats positifs sont tombés, "c'était déjà sûr de toute façon". C'est une de mes petites fiertés : ne pas avoir décroché de mes études malgré mes baisses de moral et avoir réussi à les mener jusqu'au bout.
Des vexations sur mon style vestimentaire. Mes bottines Repetto étaient moches, mon manteau d'hiver n'était pas assez féminin, je ne choisissais jamais les bonnes couleurs, je ne savais pas repasser mes fringues. "Elle, au moins, elle se met en valeur", m'a-t-il dit un jour, en croisant une grande liane avec mini-robe ras la moule, talons de 12 et seins siliconés. La fille est entrée quelques secondes plus tard au Pink Paradise pour prendre son service et ça m'a terriblement blessée, de constater que son idéal féminin était si loin de ce que j'étais.
Des comparaisons blessantes si je ne lui obéissais pas au doigt et à l'oeil, alors que sa collègue A était tout le temps là pour lui, "elle au moins". Des remarques sur mes copines, qui n'étaient jamais à la hauteur. Sur mes copains gays, qui étaient lâches parce qu'ils n'osaient pas faire leur coming-out. Des prénoms d'ex et des photos de conquêtes balancés dans ma gueule, et de nouvelles vexations sur mon "caractère de merde" si j'avais le malheur de prendre la mouche. Des départs en vacances sans annonce de ville d'arrivée ni d'amis qui l'accompagnent ("Ca te regarde pas, de toute façon"), pendant que bobonne l'attendait, meurtrie, à la maison.
Des colères noires quand je ne faisais pas la vaisselle comme il le voulait, quand je ne répondais pas au téléphone parce que je dormais, quand j'osais l'envoyer balader sur le principe que "Moi je suis pas ton pote, O.K ?". Moi j'étais son souffre-douleur et ça n'avait pas l'air l'attrister plus que ça. Jamais il n'a montré de regrets, de remords, même ce jour où il m'a traité d'obèse parce que mes cuisses n'étaient pas à son goût.
J'étais grosse, chiante, bonne à rien selon lui. Je n'avais pas le droit de fumer ni de boire, parce qu'une femme ne fait pas ça. Parce qu'une femme doit suivre son homme partout où il va selon lui, aussi bien physiquement qu'idéologiquement. Idem pour mon projet de tatouage : la peau d'une femme doit rester intacte, tout ça selon un connard lui-même tatoué. Cette nuit où il m'a mise à la porte parce que j'avais bu quelques bières à un barbecue entre amis ne le choque pas plus que ça. Je l'avais bien cherché après tout, et il m'avait déjà prévenu plein de fois qu'il ne voulait pas que je boive et fume.
Après notre rupture (la vraie, pas une des trente annonces de rupture prononcées pour me blesser, les yeux levées au ciel parce que j'osais fondre en larmes), il a jugé qu'il pouvait continuer de m'appeler comme avant et me raconter ses journées, comme si nous étions les meilleurs amis du monde. Le jour où il m'a annoncé passer la soirée avec une nouvelle conquête, j'ai fait une crise de nerfs. Et je me suis rendue à l'évidence : il fallait que j'en parle à mes parents, à mes frères. Qu'ils me forcent à prendre un gros coup de pied au cul, pour que j'arrête d'espérer encore et encore qu'un retour à l'idylle soit possible. J'ai effacé son numéro, j'ai effacé toutes nos photos et je ne lui ai plus donné de nouvelles.
Jusqu'à ce qu'il revienne vers moi par message quelques mois plus tard, comme si tout allait bien. J'en ai reçu d'autres ensuite, me mettant souvent dans une rage folle : "J'ai un cadeau pour toi", "J'ai vu ta mère dans le bus". Sa réaction lorsque je lui ai annoncé être en couple n'a pas été surprenante, pleine de fierté et d'orgueil, osant même m'annoncer qu'il sait malgré tout que je rêve encore de lui, de nous. J'y pense encore, en effet, mais jamais dans de bons termes. Le pire est qu'il ne comprendra sûrement jamais que j'ai vécu un enfer à ses côtés, que j'ai pu être blessée par ses mots et son attitude froids et déplacés. Mes larmes ? "Oh, tu exagères toujours". Ses vexations ? "Mais c'est pour ton bien !". Aujourd'hui encore, quand j'ai le malheur de le croiser dans la rue, il me reproche de ne pas lui donner de nouvelles. Et surtout, il me demande où j'étais. Il est impossible d'argumenter avec un pervers narcissique, puisqu'il a toujours raison.
J'ai mis du temps à reprendre confiance, à faire confiance aussi, à redevenir féminine, à ne plus voir en moi qu'une fille impossible à vivre et bonne à rien. A devenir assez forte pour ne plus donner suite à ses messages et appels, à me montrer froide et dure quand je le croise. Certaines angoisses n'ont pas encore eu le temps de disparaître. Pour beaucoup, je n'ai vécu qu'une rupture difficile. Doux euphémisme : cette relation a été un cauchemar, au point de m'avoir détruite à petit feu. Puis j'ai compris, grâce à mes proches, grâce à des articles de presse, que c'était lui qui avait un problème. Que je n'avais rien à me reprocher, sinon ne pas avoir fui plus tôt. "Quelle conne", c'est ce que je me dis souvent en y repensant. Mais il avait tant fait pour me rendre dépendante de lui qu'il m'était impossible de partir, c'était plus fort que moi. Je voulais partir mais je n'en avais pas le courage, parce que j'étais amoureuse et parce que j'espérais en vain. J'ai enfin compris ce qui se cachait derrière cette image de Don Juan, rieur, séduisant, très musclé, bien sous tout rapport : un homme terriblement seul, frustré des nombreux échecs qui ont jalloné sa vie et qui me faisait payer ses rancœurs. Parce que j'étais jeune, pleine d'avenir et de projets et qu'il sentait que je pouvais lui échapper à chaque instant.
A l'époque, mon copain précédent m'avait souhaité tout le malheur du monde, espérant que cette personne qui partageait ma vie me ferait souffrir comme jamais. Je ne considère pas que son incantation ait fonctionné, je me dis juste qu'ils sont malades tous les deux. Malheureusement pour l'un d'entre eux, le narcissisme pervers ne peut être guéri selon certains psychiatres. Jamais les manipulateurs n'acceptent de reconnaître leurs torts et de se remettre en question. Si ça ne convient pas à la personne qui partage leur vie, libre à elle de dégager, comme je l'ai si souvent entendu.
Ca c'est passé il y a un peu plus d'un an et demi. J'avais 22 ans et j'étais à bout de force, même si je tentais tant bien que mal de ne pas le montrer. Si j'ai quelques conseils à donner aux filles et femmes qui vivent la même situation : fuyez, si ce n'est pas déjà trop tard, dès les premières contrariétés. Parlez-en à vos proches, ceux qui ne vous jugeront pas (comme certains l'ont malheureusement fait autour de moi) mais seront là pour vous soutenir, qui pourront vous assurer que ce vous subissez n'est pas normal et qui vous aideront à prendre la bonne décision : partir, avant que vous perdiez les pédales. Et résistez au quotidien, aussi difficile cela puisse être, parce que personne n'a le droit de décider à votre place de ce qui est bon pour vous.
Cet article fait écho à celui de ma copine Capucine. J'ai été victime de violences morales, souvent moins connues que les violences physiques, de la part de mon ex petit copain. Aucunes ne sont plus graves que les autres, mais elles sont tout autant inacceptables.
Edit : suite à vos très nombreux témoignages et réactions, je me permets de partager un extrait du Magazine de la Santé sur le narcissisme pervers (merci Alexandra pour le lien !). Il répond à énormément de questions : les origines de la perversion, le profil (fort) des victimes qui sont aussi bien des hommes que des femmes, l'isolement, l'intensité des relations mais aussi le cas des enfants dans un couple dominant-dominé. J'espère que ça pourra aider certaines d'entre vous et vos amis dans le même cas :
Edit : suite à vos très nombreux témoignages et réactions, je me permets de partager un extrait du Magazine de la Santé sur le narcissisme pervers (merci Alexandra pour le lien !). Il répond à énormément de questions : les origines de la perversion, le profil (fort) des victimes qui sont aussi bien des hommes que des femmes, l'isolement, l'intensité des relations mais aussi le cas des enfants dans un couple dominant-dominé. J'espère que ça pourra aider certaines d'entre vous et vos amis dans le même cas :